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Chadli Bendjedid : Ou l’amnésie comme mode d’orientation de la conscience nationale
par Ammar Koroghli * (In le Quotidien d'Oran" du 04.12.08)
Après sa désignation à la succession de Boumediène et son intronisation par la direction de l’armée et du FLN comme candidat unique à la présidence de la République, une résolution organique du FLN du 14 mai 1980 conféra à Chadli les pleins pouvoirs afin de restructurer celui-ci. De plus, la nomination du gouvernement dépendait exclusivement de lui. Enfin, il renforça son autorité sur l’armée - dont il a été le ministre - par la reconstitution de l’état-major, ainsi que sur le FLN par la réduction du BP à sept membres au lieu de dix-sept. Les changements opérés au niveau du gouvernement et du BP du FLN ont préfiguré la mainmise de Chadli sur le pouvoir qui a écarté peu à peu ses adversaires réels (Yahiaoui et Bouteflika) ou potentiels (Abdelghani et Abdesselam). De même, peu à peu, les membres du Conseil de la révolution (MM. Draïa, Bencherif, Tayebi Larbi) vont cesser d’occuper des postes ministériels et ne siègent plus au sein du BP du FLN. La confusion des pouvoirs était alors à son comble, Chadli ayant été président de la République, secrétaire général du FLN et ministre de la Défense nationale où il plaça ses hommes aux postes de directeurs centraux. Ce dispositif fut complété par l’affectation de ses partisans aux postes importants de l’ANP (notamment à la tête des régions militaires) et la mise à la retraite de certains officiers jugés sans doute gênants, le rattachement de la sécurité militaire à la présidence et le remplacement au gouvernement des «politiques» par des technocrates lors de différents remaniements ministériels. Un véritable Etat d’exception.
Pour «Jeune Afrique», il apparaissait comme un apparatchik, «méditerranéen conservateur et ouvert à la fois, non dénué de tendresse pour les jouissances terrestres» (1). Pour «Algérie actualité», Chadli se caractérise par «sa célèbre irrésolution» («c’est la faute à...»). En outre, pour le même journal, «Chef de l’Etat, Bendjedid ne fit jamais l’effort d’apprendre les vrais dossiers du pays, de solliciter l’avis des grands spécialistes qui pouvaient l’éclairer. L’exemple tragiquement illustrateur de son incompétence est son approche superficielle du phénomène intégriste». Le même journal ajoute que «Les drames que connaîtra l’Algérie pendant les trois années qui suivront octobre 88 naîtront du refus obstiné de Chadli Bendjedid de partir» (2). Il finit par partir dans les conditions que l’on connaît. En tout état de cause, le régime de celui-ci va graduellement procéder à une certaine critique des réalisations de son prédécesseur, tout en proclamant dans ses discours la continuité et «le changement dans la continuité». Ainsi, d’abord, il va promouvoir quelques mesures qui vont frapper l’imagination des Algériens, à savoir : la suppression de l’autorisation de sortie du territoire national, la libération du président Ben Bella et l’invitation aux exilés politiques de rentrer. Parallèlement, il n’aura de cesse d’évacuer de la scène ses adversaires politiques en leur fabriquant au besoin un procès et de modeler le personnel civil et militaire de l’Etat afin d’accéder à une clientèle à sa dévotion lui permettant de mettre en pratique son projet de libéralisme «spécifique». Aussi, après avoir caractérisé la situation comme présentant de «grandes réalisations», mais de «profonds déséquilibres» également, il va procéder au démantèlement de la politique antérieure, aidée en cela par son équipe dont la langue de bois ne fut pas le dernier des défauts.
Sur les deux pôles de l’économie algérienne ayant suscité les plus vives controverses, on peut relever, dans un dossier consacré à l’Algérie, le point de vue de Abdellatif Benachenhou (économiste et ministre des Finances de Bouteflika), qui a ainsi résumé la situation (notamment en ce qui concerne l’industrialisation) : «Ses détracteurs de droite dénoncent le déficit des entreprises publiques, le fonctionnement du monopole du commerce extérieur confié au secteur public, la négligence de l’agriculture, la place subordonnée laissée à l’entreprise privée. Ses détracteurs de gauche dénoncent l’insuffisance de planification des investissements, les surcoûts de l’industrialisation et l’autoritarisme social produit par l’ascension vertigineuse d’une technocratie accusée d’avoir enterré l’autogestion et de prêter peu d’attention à l’élévation du niveau de vie des masses populaires» (4). S’agissant de l’agriculture, l’un des spécialistes algériens de la question, Slimane Bedrani, pense qu’il y a en Algérie une «boulimie industrialiste». Aussi, ne saurait-on être étonnés quant à l’affectation des ressources d’investissement puisque : «La part de l’agriculture, de l’hydraulique et des pêches dans les investissements publics réalisés tombe de 20,5 % à 12 % et à 7,4 % respectivement pour les périodes 1967-1969, 1970-1973 et 1974-1977". Toujours est-il que le premier plan quinquennal (1980-84) consacre à l’agriculture 20 milliards de dinars «soit autant qu’il avait prévu d’investir pendant les 13 années précédentes» avec la volonté affichée de «débureaucratisation de l’agriculture, la restructuration des exploitations autogérées et un intérêt plus grand au secteur agricole privé» (5).
Langue de bois et slogans
Il n’empêche que la langue de bois continua d’être à l’ordre du jour au sein de l’élite; ainsi, M. Brahimi, alors ministre de la Planification et de l’Aménagement du territoire, eut à déclarer à propos du premier plan quinquennal, qu’»Il constitue un élément stratégique dans le processus engagé pour le renforcement de l’indépendance nationale et la lutte du peuple algérien pour la construction du socialisme», pensant que l’économie algérienne avait besoin d’»un mouvement de restructuration organique» pour doter les entreprises d’une plus grande souplesse de fonctionnement dans le cadre d’»une plus large décentralisation des responsabilités» (6). En réalité, la stratégie de développement «industrialiste» algérienne offrait déjà à l’analyse ses contradictions et partant, les difficultés futures de gestion de celles-ci par la société politique. Ainsi, en est-il de l’appel inconsidéré aux firmes étrangères qui s’est traduit par une dépendance technologique, un fort endettement allant crescendo et l’accentuation des différenciations socio-économiques, avec en prime une disparité ville campagne à l’origine sans doute de l’exode rural massif et de l’apparition (semble-t-il) de 6.000 milliardaires; ce qui allait modifier le jeu d’alliances. De la paysannerie (avec la révolution agraire) et des ouvriers (avec la gestion socialiste des entreprises), un glissement graduel va s’opérer vers la bourgeoisie atomisée : terrienne, industrialiste, commerçante et d’Etat (techno-bureaucratie issue de l’Administration).
Sous Chadli Bendjedid, les slogans furent : «Vers une vie meilleure» d’abord, «Le travail et la rigueur» ensuite et «Le compter sur soi» enfin, avec en prime l’opération de «dégourbisation» de l’habitat précaire. Ce qu’il a été convenu d’appeler «l’après-pétrole» a commencé alors pour voir l’Algérie se doter d’un programme où figurent les nouvelles énergies : solaire, éolienne, géothermique et pourquoi pas nucléaire; en somme, développer toutes les ressources alternatives. Par ailleurs, le pouvoir à l’ère de Chadli commença à songer à un nouveau code pétrolier en sorte que les compagnies pétrolières à réputation internationale puissent intervenir comme partenaires économiques. En effet, «réalisme» et «pragmatisme» devinrent les maître-mots depuis la baisse des recettes pétrolières, les difficultés d’écoulement du gaz et face à la croissance démographique; d’où l’idée du régime de la «fin du gigantisme industriel» et l’utilisation d’un secteur privé efficace, avec comme corollaire le langage de la production et de la productivité comme nouveau credo économique. Ainsi, le nouveau pouvoir plaide «pour une économie moderne, l’arrêt des intrusions de la politique dans la gestion de l’économie et la fin de l’Etat-providence» (Messaoudi Zitouni, alors ministre des Industries légères).
A l’occasion de l’opération d’enrichissement de la charte nationale, Chadli Bendjedid a pu dire que : «Notre vision au plan économique, culturel et social doit aller de pair avec la nouvelle étape, ses données et ses perspectives... La révolution qui se fige au nom des principes est une révolution vouée à l’échec et à la déviation» (7), ajoutant qu’il faut éviter «le repli sur soi, le marasme, la sclérose et le dogmatisme étouffant». L’austérité était désormais à l’ordre du jour et portait sur le secteur social, les infrastructures économiques, la consommation; la dette était alors de l’ordre de 17,8 milliards de dollars, les créanciers étant la France : 19,50 %, le Japon : 14 %, les USA : 13,30 % et la RFA : 7,40 %. Aussi, le programme d’investissement a été révisé. La priorité fut donnée aux projets ne nécessitant pas le recours à l’étranger; d’où le gel de certains projets inscrits dans le plan quinquennal tel le métro d’Alger. En matière budgétaire, dans le cadre de la Loi de finances initiale, les dépenses s’élevaient à 128 milliards de dinars; dans le projet complémentaire, il n’est plus prévu que 104,5 milliards de dinars. Là aussi, il faut souligner la dépendance accrue de l’économie algérienne vis-à-vis de l’extérieur : 60 % des besoins en céréales, la quasi-totalité des biens d’équipement, plus de la moitié des semi-produits nécessaires à l’industrie, la construction des ¾ des logements par des entreprises étrangères. A cet effet, des mesures sont préconisées, parmi lesquelles figure le réaménagement du rôle du secteur privé présent surtout dans le commerce, l’agro-alimentaire, le tourisme, la confection, les chaussures tant il est vrai que «son contrôle restait jusqu’en 1982 approximatif; sur 5.000 petites et moyennes entreprises industrielles privées recensées en 1982, seulement 950 - soit moins d’un cinquième - avaient reçu un agrément officiel» (8).
Par ailleurs, l’austérité alors à l’ordre du jour a touché les citoyens dans les domaines suivants : diminution de l’allocation touristique, taxation des bagages à l’entrée du territoire, coupures d’eau, pénuries en tous genres, rareté des transports en commun... D’évidence, il y avait là de quoi inquiéter le régime lorsqu’on sait qu’ «en pourcentage, la baisse des revenus algériens est estimée par certains experts financiers à 45 % pour le gaz et entre 28 et 45 % pour le pétrole» (9). De surcroît, en 1986, le service de la dette (estimé alors à 20 milliards de dollars) était de 50 % des revenus pétroliers. A cet égard, s’il est possible de soutenir que «La grande limite de la stratégie suivie au cours des années 70 aura sans doute été la survalorisation de l’économisme et le retard de la mutation des mentalités dans leur rapport à l’Etat et à la culture», peut-on affirmer, en revanche, que : «L’Algérie est en train de passer du stade de la consommation d’une modernité importée à celui de la production de sa propre modernité» (10) ? Le problème alors survalorisé fut la crise agricole. Ainsi, le projet économique initial (révolution agraire) a consisté en l’installation de coopératives des paysans sans terre et des khammès sur les terres domaniales et les terres des grands propriétaires fonciers nationalisés. Depuis, les années 70 déjà, la consommation nationale est dépendante en céréales, produits laitiers, matières grasses et sucre. Sous Chadli Bendjedid, dès 1981, il y eut restructuration des domaines autogérés et des coopératives, le développement de l’agriculture privée, la levée des limitations de la propriété foncière fixée par la révolution agraire, la priorité donnée à l’hydraulique, la valorisation de la steppe et le développement de la culture sous serre. Cette option devait favoriser le passage de «l’ère de l’or noir à celle du pétrole vert». Ce qui a, sans doute, fait dire à Chadli : «Nous nous employons sans relâche, depuis 1980, et chaque fois avec plus de rigueur et de résolution, à adapter notre appareil de production et notre organisation économique aux nouvelles exigences, à la recherche des meilleures performances économiques et sociales possibles, en comptant sur nos possibilités propres» (11).
A suivre
* Avocat algérien (Auteur notamment d’Institutions politiques et développement en Algérie).
Notes :
1/«JeuneAfrique»du22/1/86;
2/«Algérieactualité»du8/10/92;
3/«Le Monde» du 5/7/82 (Dossier consacré à l’Algérie);
4/Id.
5/Id.
6/Id.
7/«LeMondediplomatique»denovembre82;
8/«LeMonde»du7/12/85;
9/«Bulletindel’économiearabe»dejuilletaoût86;
10/A.Djeghloul, «Le Monde diplomatique» de novembre 86;
11/«Arabies»dejuilletaoût88;
(SUITE)
Chadli Bendjedid ou l'amnésie comme mode d'orientation de la conscience nationale
par Ammar Koroghli *
L'épisode Merbah confirme la lutte d'influences par appareils interposés en vue du contrôle du pouvoir politique. A l'origine, il semblerait que la nomination de celui-ci au poste de Premier ministre était due à ses liens avec les éléments de la «vieille garde du FLN». Il se révéla un «obstacle à la démocratisation»; en attesteraient par exemple, le mouvement des walis et de diplomates, la nomination de M. Khellef au poste de Secrétaire d'Etat aux Affaires maghrébines et les modalités d'application de la libéralisation économique, à telle enseigne qu'entre le président et le Premier ministre «la polémique s'était transformée en invectives publiques par entourages interposés» (1); est-ce parce que, comme a pu l'affirmer l'APS, Merbah avait la volonté de «s'ériger en alternative pour la magistrature suprême» ? (2). Quoi qu'il en soit, sitôt nommé, M. Hamrouche présenta son programme où il s'agissait, pour l'essentiel, d'améliorer les «dispositifs de démocratisation» et de lutter «contre la gestion administrative de l'économie», ne manquant pas d'indiquer vouloir réaliser «le maximum de justice sociale». Le programme parle également de réformes économiques visant à «développer la rationalité dans le secteur public... afin qu'il demeure le levier puissant et incontournable du progrès économique et social» et empêcher «la reproduction des clientélismes et des oligarchies de toute nature» (3). Ainsi, Chadli Bendjedid, à la 3ème session du comité central du FLN, a appelé à une «politique de la transparence», à une «méthode qui favorise la participation de tous», il afficha la volonté dans l'application des réformes, par l'entremise du FLN qu'il souhaite voir «influer sur les autres parties» (4).
«Cercle présidentiel» et « capitalisme aveugle »
Vieux réflexe du monopartisme, tactique et clin d'oeil à la fraction de la direction du FLN qui échappait à son autorité, ou mise en place organisée du système du parti dominant ? En fait, le congrès extraordinaire du FLN, tenu en novembre 89, a montré les lézardes du pouvoir politique, dans la mesure où «le cercle présidentiel» technocratisé et composé de «réformateurs» n'avait trouvé l'alliance qu'avec un noyau dans la direction du FLN. Ainsi, d'anciens cadres dirigeants de ce même parti réclamèrent la démission de Chadli Bendjedid. L'idée de l'avènement d'un parti fort, structuré autour du FLN et rattaché à ce «cercle présidentiel», ne put s'enraciner en vue de «barrer la route» au FIS, nouveau parti dominant, eu égard à l'émiettement des autres partis d'autant plus qu'au cours du congrès du FLN, le courant «islamiste» réclama la «suppression de la mixité», l'instauration de la chariâ» et le «remplacement du français par l'anglais». Sans doute, pour calmer le jeu, M. Hamrouche avait cru bon de déclarer à l'émission «Rencontre avec la presse» (Télévision algérienne) : «S'il y a des actes de violence et d'intolérance dans la société algérienne, je ne peux mettre en cause des partis politiques car tous les partis se sont jusqu'ici placés dans le jeu de légalité démocratique et dans le respect de la Constitution» (5). En revanche, il a accusé ceux qui «détiennent 10 milliards de francs français et qui influent de façon néfaste» sur la jeunesse algérienne (6). Sur la légalisation du FIS, il a déclaré à RTL : «Nous avons amené le Front islamique, les intégristes et les fondamentalistes à discuter sur un plan démocratique... Nous étions devant un choix : entrer en conflit tout de suite ou «manager» les choses intelligemment» (7). Il est vrai que depuis son indépendance, l'Algérie ne cesse d'être le champ d'expérimentations : l'autogestion sous Ben Bella, les industries industrialisantes sous Boumediène, le libéralisme sous Bendjedid. Ainsi, l'ex-Premier ministre, M. Hamrouche, a pu dire : «Il y a actuellement une expérience un peu unique dans le monde musulman. C'est la première fois qu'un Etat, l'Algérie, reconnaît un mouvement intégriste comme un mouvement politique», ajoutant que, «Le phénomène intégriste ne date pas d'hier. Il n'est pas le produit du multipartisme. Ce phénomène existe depuis les années 60-70. Effectivement, ce mouvement a pratiquement investi aujourd'hui l'ensemble des créneaux de la société» (8).
Par ailleurs, quelques mois après l'adoption de la loi sur la libéralisation des investissements privés nationaux ou étrangers et celle de la monnaie et du crédit, la cote de confiance de l'Algérie auprès des banques internationales ne s'est pas modifiée de façon notable. Les principales dispositions de cette dernière consacrent l'extraversion de l'économie nationale, l'organisation de l'ouverture du commerce extérieur aux firmes étrangères et la consécration juridique de l'autonomie de la Banque centrale vis-à-vis du Gouvernement; d'où le risque de bicéphalisme de la politique monétaire et financière du pays. Alors que la situation était plutôt considérée comme négative, l'Algérie continuait d'emprunter «comme avant, au taux interbancaire en vigueur à Londres (Libor) majoré de 0.375 % (ou 3/8) pour tous ses emprunts à cours terme (six mois à un an)» (20). Il semblerait que cette opération soit malsaine à un triple niveau : «Elle renchérit le prix de vente aux consommateurs algériens (d'au moins 15 %); Elle aboutit au financement de produits de consommation non durables (alimentation) par des emprunts à durée plus longue (18 ou 24 mois. Elle implique une concentration des commandes auprès de puissants fournisseurs capables de peser sur leurs banquiers pour obtenir le taux plafond imposé par leur client» (9). Ainsi, à en croire M. Ghozali : «Pour donner une image fidèle de la situation financière extérieure, les réserves d'or sont de 345 millions de dollars. Il faut en déduire 130 millions de dollars, empruntés par la banque pour combler un trou et 350 millions de dollars d'emprunts liés, «SWAP», qui hypothèquent 17 % des réserves», soulignant qu'«Aujourd' hui, la décision est entre les mains de la France. Si les banques françaises décidaient, à l'instant même, de nous amener au rééchelonnement, elles ont toutes les possibilités de le faire» (10).
Quoi qu'il en soit, on constate que la nouvelle stratégie économique du pouvoir se révèle de type monétariste : autonomie à l'entreprise publique, non fixation administrative des prix, introduction de la concurrence dans le secteur public, restauration du commerce du gros (à caractère marchand), réforme bancaire et création d'une bourse, suppression du monopole d'Etat sur le commerce extérieur, accueil des investissements étrangers, adaptation du taux de change et convertibilité de la monnaie. Or, «ce type de réforme visant à surmonter des déséquilibres réels, physiques par des politiques monétaires et financières, a partout échoué» (11). On constate cet échec à un double niveau : l'inefficacité de l'appareil de production et la persistance de déséquilibres macro-économiques. Parmi les causes de l'échec, M. Hocine Bénissad, ex-ministre de l'économie relève le postulat idéologique de la prééminence de la propriété collective des moyens de production, la tardiveté de certaines mesures; ainsi, la réintroduction de la responsabilité de la Banque centrale, de la politique du crédit et de la monnaie, l'évolution négative de comptes extérieurs, la non-maîtrise des concepts inhérents à l'économie de marché. En conséquence, il y a lieu de conclure à «la pseudo libéralisation du commerce import-export... (qui) est l'antichambre d'un capitalisme aveugle... A l'exception d'une minorité privilégiée par l'argent ou ses articulations avec le pouvoir, les masses sont vouées à une paupérisation plus forte sous l'empire de la «fausse» ouverture qui se déroule présentement», tant il est vrai que : «la réforme économique exige que soient déployées de manière cohérente, pragmatique et rapide les instruments de gestion macro-économique» (12).
Un autre acteur de la vie politique de la période « chadlienne », M. Abdelhamid Brahimi, rappelle que durant la période 1967-1979, les investissements ont dépassé 300 milliards de dinars algériens... Du point de vue sectoriel, les investissements se sont d'abord dirigés vers les industries et les hydrocarbures, avec plus de 179 milliards de dinars algériens, soit 60 % des investissements... Le taux d'accumulation a atteint 40 % (l'un des plus élevés au monde) en fin de période, avec un montant global des investissements de 427 milliards de dinars algériens entre 1980 et 1985 (13). Il pense que «les objectifs fixés, en matière d'organisation de l'économie, ont été globalement atteints : planification, restructuration des entreprises, décentralisation, politique nationale des salaires (SGT)... mais que ces résultats ont été contrariés par la chute brutale du prix du pétrole en janvier 1986; situation qui s'est davantage dégradée en 1989-90 car la priorité a été donnée à la sphère commerciale au détriment de la sphère productive, l'arrêt des investissements, la dévaluation «abrupte et occultée» du dinar, le mode malheureux du choix des responsables fondé sur la cooptation et le «clientélisme» qui a abouti à la confrontation stérile des clans» (14). Aussi, préconise-t-il «les valeurs morales traditionnelles» qui ont cédé la place à un «système anti-valeurs basé sur le favoritisme, l'esprit de clan, la corruption et l'enrichissement illicite avec la constitution de fortunes colossales et un mode de vie arrogant pour les masses populaires qui supportent le fardeau de l'austérité et de l'inflation»; ainsi, les citoyens éprouvaient «un sentiment d'injustice permanente». Il ajoute qu'au niveau de la pensée économique : «Les uns et les autres sont fascinés par les constructions théoriques d'inspiration étrangère mal assimilées et mal appliquées, et les explications mécaniques» (15). La question se pose de savoir où notre ex-Premier ministre puise son inspiration. «Au plan politique et doctrinal, nous notons que la démarche de la Révolution algérienne... puise ses valeurs dans les sources profondes et inaltérables de la civilisation arabo-musulmane», indique-t-il, sans expliciter outre mesure en quoi consistent ces sources, alors que l'auteur a été ministre de la Planification et de l'aménagement du territoire, et Premier ministre - donc au pouvoir durant de nombreuses années. Dans ces conditions, peut-il être juge dès lors qu'il a été partie prenante sur la scène politique algérienne ? N'a-il pas été le «père de la restructuration» qui promettait monts et merveilles ? N'est-il pas économiste de formation (docteur en sciences économiques) et praticien : représentant de la Sonatrach aux USA et ministre ? Ne pouvait-il alors alerter l'opinion publique ? Fallait-il être hors du gouvernement pour jeter comme un pavé dans la mare l'affaire dite des «26 milliards» que «messieurs 10 %» auraient touchés à l'étranger ? Il est vrai, toutefois, que peu de responsables politiques algériens, à quelque niveau que ce soit, acceptent de se mettre à découvert alors qu'ils exercent lorsqu'ils constatent des déviations substantielles dans le fonctionnement du système politique et économique. Il y a là, d'évidence, tant d'intérêts et de privilèges à sauvegarder, les siens et ceux de sa açabya.
Vicissitudes du quotidien et état de siège
A cette situation, par trop alarmiste, viennent s'ajouter les vicissitudes du quotidien. Les denrées alimentaires, ainsi que les produits industriels, de l'électroménager aux matériaux de construction, en passant par les cigarettes pour l'année 1991 oscillent entre 50 à 200 %. Le projet du pouvoir en place a longtemps entendu restituer à la monnaie nationale sa valeur réelle (en fait, alignement du taux de change et du marché dit parallèle) et libérer les prix à la consommation. Ainsi, la hausse des cours du pétrole durant la guerre du Golfe qui s'est traduite par un supplément de recettes d'exportation - trois milliards de dollars - en 1990, ne pouvait faire illusion alors que les recettes hors hydrocarbures n'auraient pas dépassé quatre cent millions de dollars. En effet, M. Bénissad, alors ministre de l'Economie du gouvernement Ghozali, a pu affirmer que : «en dépit de l'hypothèse implicite d'un fonctionnement non satisfaisant de l'appareil de production et d'un volume d'investissement insuffisant, le «gap» en ressources extérieures, le besoin de financement pour l'extérieur reste encore important pour l'année 1991". Et d'ajouter que : «le pétrole et le gaz sont encore la chance de l'Algérie...la question de la privatisation de l'économie est encore chez nous un sujet tabou (...) Une chose est sûre : tôt ou tard, cette question sera franchement posée à l'Algérie» (16). Sur la question des hydrocarbures, l'idée «ghozalienne» de vente du quart des gisements pétroliers algériens a soulevé bien des interrogations.
Ainsi, pour M. Brahimi : «La vente des réserves de Hassi Messaoud n'est pas nouvelle, elle est d'origine étrangère... Céder ces ressources à 6 ou 7 milliards de dollars revient à dire que notre pétrole va être bradé à 7 dollars le baril au lieu de 19 dollars (prix du marché alors)... C'est la liquidation pure et simple de l'ensemble des réserves algériennes» (17). D'autres arguments furent avancés par Kasdi Merbah, alors Premier ministre : «D'abord, c'est un gouvernement de transition (celui de Ghozali). Il n'a donc pas à engager profondément l'avenir du pays sur des problèmes de cette importance. Le deuxième problème, c'est que la nouvelle Constitution du 23 février 1989, dans l'article 17, impose la propriété des sources d'énergies. Le troisième problème, c'est qu'une opération de ce genre peut être un précédent sérieux puisque, sur la base du même raisonnement, on pourra vendre d'autres richesses» (18). Il est évidemment loisible de constater que les différents Premiers ministres algériens ont successivement servi le pouvoir dans sa quête de prêter le flanc aux réalités économiques du pays. Mais, une fois libérés de leurs fonctions, ils découvrent la liberté d'expression - parfois par la plume - pour dénoncer et souvent invectiver. Ils demeurent comptables devant l'Histoire de cette construction monstrueuse qu'on pourrait désigner sous le vocable de «libéralisme spécifique» (sauvage ? Aveugle ?) et qui camoufle mal la volonté d'appropriation de la principale rente énergétique du pays par la haute hiérarchie du complexe militaro bureaucratique constituée en technostructure gouvernante qui se révèle être un pouvoir illégitime car issue de coups d'Etat successifs.
Toujours est-il que ce pouvoir, sous les coups de boutoir d'Octobre 88, les difficultés économiques grandissantes et le manque d'imagination conjugué aux dissensions internes propres aux dirigeants se sentant aux abois, des élections locales et législatives figurèrent à l'ordre du jour en sorte que, après les affrontements entre les forces de l'ordre et les islamistes, intervint la démission du gouvernement Hamrouche auquel succéda Ghozali. Ainsi, peut-on lire dans le communiqué de la présidence de la République (du temps de Chadli Bendjedid) : «A compter de ce jour, le processus électoral en cours est suspendu et les élections législatives sont reportées à une date ultérieure»; ceci, après avoir caractérisé la situation dans le pays de «troubles à l'ordre public... les dangers d'aggravation de la situation pouvant mener le pays vers une crise majeure nécessitant des mesures répressives à grande échelle». L'état de siège fut donc décrété le 5 juin 1991. Il s'analyse comme l'octroi aux autorités militaires des pouvoirs de police; ainsi, opérer ou faire opérer des perquisitions de jour comme de nuit, interdire des publications et des réunions, restreindre ou interdire la circulation des personnes, interdire les grèves, prononcer des réquisitions de personnels, suspendre l'activité des partis...
M. Ghozali fut chargé de former un nouveau gouvernement par Chadli Bendjedid dont l'originalité fut la création d'un ministère délégué aux droits de l'homme confié à l'auteur de «La 7ème Wilaya», Ali Haroun, qui a pu dire : «Si je m'aperçois que je ne suis qu'un alibi, que l'on tient mes attributions pour quantité négligeable, je partirai» (1). A noter également que l'économie fut confiée à un professeur agrégé en sciences économiques, M. Bénissad et la santé à une femme, Mme Nafissa Lalliam. A en croire «Le Monde» : «M. Ghozali, comme on pouvait s'y attendre, a réuni autour de lui une équipe d'amis» (2). Outre sa mission des bons offices en vue d'élections législatives «propres et honnêtes», le gouvernement de Ghozali prônait la transparence et le dialogue face aux problèmes de la dette extérieure, la détérioration de la balance des paiements caractérisée par une grave baisse des réserves de la Banque d'Algérie, l'aggravation du taux d'inflation et la nette baisse du niveau de vie. Son action législative s'orienta vers la révision de la taxe compensatoire et du code de commerce, la réforme fiscale et douanière, et la mise en place de l'assurance de chômage.
Dans ce contexte, nonobstant l'arrêt du processus électoral, le FIS se fit fort de réclamer la levée immédiate du couvre-feu et l'abrogation de l'état de siège, la réintégration des travailleurs licenciés suite à la grève générale lancée par lui, la libération de ses militants et l'arrêt des poursuites judiciaires engagées à leur encontre. En réponse, Ghozali releva que les islamistes «ne craignent pas d'exploiter la misère des gens, la marginalisation et la détresse des gens», ajoutant que : «L'armée est là pour défendre la sécurité des citoyens, protéger les institutions et préserver les chances de la démocratie qui a été menacée» (3). Toujours est-il que, dans la soirée du 30 juin, MM. Abassi Madani et Ali Benhadj, ont été arrêtés pour «conspiration armée contre la sécurité de l'Etat». Entre-temps, pour éviter, semble-t-il, d'apparaître comme le représentant d'un parti et s'ériger ainsi comme arbitre, Bendjedid démissionna de son poste de président du FLN. Il déclara aux envoyés spéciaux du «Financial Times» : «Nous voulions une vraie démocratie, non une démocratie de façade» (4). Ghozali, quant à lui, indiqua : «je ne suis pas à ce poste pour liquider le FIS. Mon erreur d'ailleurs a été d'avoir perdu trop de temps à dialoguer avec Abassi et Benhadj, alors qu'ils n'étaient que minoritaires au sein du Madjliss echoura... Comment voulez-vous dialoguer avec des personnes qui n'ont pas arrêté de défier le peuple, l'Etat, la loi?» (5).
Quoi qu'il en soit, en vue de la préparation des législatives «propres et honnêtes», un bras de fer eut lieu en octobre 91 entre l'assemblée agonisante et le gouvernement relativement à la révision de deux lois électorales antérieures, chacun craignant, en toute vraisemblance, pour son avenir politique. A cet égard, dans une atmosphère de fin de règne caractérisée par une mise en scène télévisuelle, Chadli Bendjedid annonça, dans un message à la nation, la tenue d'élections législatives pour le 26 décembre 1991. Pour lui : «Parmi les aspects positifs de cette phase, il faut relever que les droits de l'homme se sont imposés, que la liberté d'expression a fait des progrès remarquables, que la séparation des pouvoirs devient, jour après jour, une réalité concrète et que la transparence caractérise, de plus en plus, le discours et l'action» ! Sur un autre registre, il indiqua que : «L'armée nationale populaire qui s'est rapidement adaptée au nouvel ordre constitutionnel et qui a récemment prouvé son attachement à la légalité constitutionnelle et aux valeurs républicaines».
Sur un autre chapitre, il déclara : «L'islam a toujours été et il demeure chez notre peuple le plus puissant des facteurs d'union et de symbiose» (6). La suite est connue. Sous réserve des observations, critiques et arguments soulevés par les uns et les autres, le premier tour des législatives consacra le FIS comme la principale force politique du pays. A l'initiative d'une partie de la société civile, réunie autour du Comité National pour la Sauvegarde de l'Algérie (CNSA), l'armée intervint pour éviter que n'ait lieu le deuxième tour des législatives. Soupçonné de préparer une cohabitation avec le FIS - faute d'une majorité présidentielle -, Chadli fut destitué-démissionné. Après maintes tergiversations, le pouvoir décida la création du Haut Comité d'Etat (HCE) dont Boudiaf prit la tête, après qu'il fut rappelé de son long exil marocain (assassiné en direct sous nos regards impuissants). Ce ne fut là sans doute qu'un intermède dans la bataille pour le pouvoir, noeud gordien de la problématique algérienne où la question de la légitimité occupe la position centrale.
* Avocat algérien (Auteur notamment d'Institutions politiques et développement en Algérie).
Notes :
1/«Libération»du11/9/89;
2/«LeMonde»du12/9/89;
3/«ElMoudjahid»du27/9/89;
4/Id.du29.30/9/89;
5/«Horizons»du19.20/1/90;
6/Id
7/«Libération»du22/1/90;
8/«LeMonde»du23/1/90;
9/«JeuneAfrique»du11/6/90;
10/Id
11/«LaSemaine»du13/8/91;
12/ Hocine Bénissad «La réforme économique en Algérie», OPU, Alger, 1991, 160 pages, page 146;
13/Id;pages149-151;
25/ Abdelhamid Brahim «L'économie algérienne», OPU, Alger, 1991, 552 pages, conclusion générale;
14/Id
15/Ibid
16/«Algérieactualité»du23/7/91;
17/«LeJeuneIndépendant»du20/8/91;
18/«LaSemaine»du20/8/91;